Sociologie historique des régimes de légitimité dans l’aire arabo musulmane : libéralisme impérial et libéralisme politique : La grande disjonction 1880-1990
- uniphiweb
- 15 nov. 2024
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Nasser Gabryel
PARTIE I – Du libéralisme
Introduction, présentation, définition
Notre travail de recherche, depuis notre thèse à l’IEP débutée en 2005 1, se situe sur l’axe d’étude de la notion de libéralisme, avec un double branchement de recherche : une démarche déductive qui consiste à penser les paramètres de ce qui pourrait constituer un libéralisme de l’islam européen ; une optique inductive qui consiste à penser l’archéologie de ce que l’on peut définir comme le libéralisme sociologique et politique dans la sphère arabe que nous qualifions de libéralisme de première génération (1880-1980).
Le libéralisme est une théorie politique qui est, historiquement, marquée par une suite de valeurs. Pour Raymond BOUDON, « les valeurs sont l’expression de principes généraux, d’orientations fondamentales et d’abord de préférence et de croyances collectives. Dans toute société, la détermination des objectifs s’effectue à partir d’une représentation du désirable et se manifeste dans ses idéaux collectifs.
Ces valeurs qui, systématiquement ordonnées, s’organisent en une vision du monde, apparaissent très souvent comme un donné irréductible, un noyau stable, un ensemble de variables indépendantes »2.
Ces valeurs sont les produits de la Modernité, elles sont la marque de la mise à distance de la société envers la tradition (culturelle, sociale, épistémologique, politique), et de manière paradoxale de la reconstruction d’un consensus spécifique lié à une expérience particulière, un récit local, une filiation donnée. Plus la Modernité a éloigné l’individu de ses allégeances traditionnelles, plus celui-ci a eu le souci de construire un corps de croyance irréfragable susceptible de résister au déracinement social et culturel.Le libéralisme classique fonde en valeurs un certain nombre de croyances liées à une culture de l’humanisme du XVIème siècle. Ces valeurs se sont incarnées autour d’une série de principes politiques, nous en retenons trois principaux:
L’idée d’altérité comme constitutive d’une pluralité elle-même garante de l’ordre démocratique.
L’idée d’une autonomie de l’individu face à tous types de pouvoirs (en premier lieu théologique).
L’idée que l’altérité (culturelle, sociale, politique) est constitutive de la pluralité démocratique. « L’altérité est un aspect important de la pluralité, c’est à cause d’elle que nous sommes incapables de dire ce qu’est une chose sans la distinguer d’autre chose »3.
Pour ce faire, ces penseurs ont eu à séparer la notion de pouvoir de la notion de domination.
Le libéralisme dans cette configuration vise à produire une mise en autonomie en rapport de toute relation de pouvoirs : « « Puissance » (Macht) signifie toute chance de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe ce sur quoi repose cette chance. « Domination » (Herrschaft) signifie la chance de trouver des personnes déterminables prêtes à obéir à un « ordre » (Befehl) de contenu déterminé » 4. Cette volonté de séparation entre le pouvoir et la puissance présente, à bien des égards, notamment chez CROCE à la fin du XIXème siècle ou d’ARENDT au XXème siècle, une traduction d’un processus de sécularisation de l’ordre politique absolu hérité de l’Ancien régime Louis-quatorzien.
Pour ARENDT, le pouvoir « correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée. Le pouvoir n’est jamais une propriété individuelle; il appartient à un groupe et continue à lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas divisé »5. Dans cette optique, le pouvoir est un « phénomène collectif qui surgit, non de la rivalité, mais de la communication où les opinions s’échangent sans qu’un individu ou un groupe possède jamais la capacité de déterminer les décisions des autres »6.
Par la contractualisation socio-politique, le libéralisme classique est un modèle à la fois individuel et collectif, qui établit la politique comme capacité d’agir. « Ce sont des hommes, et non pas l’homme, qui vivent et habitent le monde »7. Dans ce cadre donné, notre concept de cosmopolitisme, pratique de l’acteur, est de l’ordre d’une construction produite à un moment historique donné afin de permettre une politique en acte, c’est-à-dire, pour reprendre ARENDT, une « vie parmi les hommes ».
L’individu par temps de globalisation, dans le fait de construire concrètement sa perspective, son devenir, pour reprendre DELEUZE, affirme sa souveraineté en tant que zôon politikon. Cette affirmation passe par une résistance en termes de temps afin de ménager une autonomie vis-à-vis de l’hubris de la vita activa.
Si la différenciation avec le temps postmoderne est évidente, il faut ajouter que la séparation avec le temps théologico-politique (V-XVème siècle) est tout aussi évidente. Au lieu d’un modèle linéaire et binaire propre à une théologie de la rédemption terrestre où l’homme se confronte à lui-même et aux autres, dans le récit de la Modernité héritière des principes du jansénisme et de Saint Augustin, la question existentielle quitte l’ecclésia institutionnelle pour se confronter à la conscience de l’homme dont le coeur est le champ de bataille où se confrontent la cité terrestre et la cité de Dieu. Face à la transcendance d’un régime classique où l’ordre aristocratique se détermine en rupture avec le sens commun des individus, la Modernité se veut représentante d’un régime de la sensibilité et de l’immanence propre à de nouvelles classes sociales soucieuses de pragmatisme et de responsabilité individuelle.
La sociologie du libéralisme nous amène à étudier les aspects conceptuels du libéralisme, puis ses considérations anthropologiques, et enfin sa réaction, la dynamique d’occidentalisation.
Dans ce cadre conceptuel, le libéralisme est le produit curieux de l’évolution d’une sociologie historique qui a vu la modernité prendre l’aspect des intérêts d’une bourgeoisie ascendante désireuse de dépasser l’ordre social aristocratique.
Depuis CONSTANT et TOCQUEVILLE, il est entendu que le libéralisme est consubstantiel à une certaine volonté de rupture avec la « Tradition » symbolisée, d’une part, par l’arbitraire du pouvoir monarchique, et d’autre part, par une domination sociale de la noblesse et du clergé.
Les principes qui naissent de cette idéologie participent d’un certain régime de pouvoir, la dignité des hommes, le respect des cultures, le refus de l’esclavagisme constituant, dès le XVIIIème siècle, les fondements paradoxaux d’un certain libéralisme parlementaire britannique.
L’autre aspect est celui du mercantilisme, le libéralisme économique mis en place par la Grande Bretagne impériale durant le XIXème siècle. Il se fonde sur une vision pragmatique qui, à l’encontre de la pensée du récit aristocratique (CORNEILLE, GRACIAN), définit l’universalité de manière relative et empirique. Son appréciation tient moins compte d’une vision théologique ou métaphysique, mais privilégie le rôle des considérations anthropologiques des choses. La connaissance préalable que propose la culture classique est nécessaire mais ne suffit pas pour HOBBES car celle-ci (la connaissance) ne saurait être déduite hors du monde. De ce fait, il existe à son sens une impossibilité pratique à la connaissance définitive et universelle, elle relève plus d’un postulat nécessaire que d’un résultat pratique et réel. « Mais aussi parfaitement qu’un homme lise jamais un autre homme par ses actions, cette lecture ne lui sert qu’avec ses relations, qui sont peu nombreuses. Celui qui doit gouverner une nation entière doit lire en lui-même, non untel ou untel, mais l’humanité, quoique ce soit difficile à faire, plus difficile que d’apprendre une langue ou une science. Pourtant, quand j’aurai consigné ma propre lecture avec ordre et discernement, il ne restera plus aux autres qu’à prendre la peine de considérer s’ils trouvent en eux-mêmes la même chose. Car cette sorte de doctrine n’admet pas d’autre démonstration».
Le Nosce teipsum, « Connais-toi toi-même » est, par exemple pour HOBBES, un « lis-toi toi-même »; « [Le précepte] nous enseigne que, par la similitude des pensées et des passions d’un homme et celles d’un autre homme, quiconque regarde en soi même et considère ce qu’il fait quand il pense, opine, raisonne, espère, craint et sur quels principes, lira de cette façon et saura quelles sont les pensées et les passions de tous les autres hommes dans des situations semblables ». D’où, de la part du philosophe britannique, une vision mécanique et désenchantée de l’homme qui est d’abord un élément relatif comparable à un instrument. « La vie n’est rien d’autre qu’un mouvement de membres, dont le commencement est en quelque partie principale intérieure, pourquoi ne pourrions-nous pas dire que tous les automates (des engins qui se meuvent eux-mêmes, par des ressorts et des roues, comme une montre) ont une vie artificielle? Car qu’est-ce que le coeur, sinon un ressort, les nerfs, sinon de nombreux fils, et les jointures, sinon autant de nombreuses roues qui donnent du mouvement au corps entier, comme cela a été voulu par l’artisan. »
ARENDT décrit la grammaire hobbesienne comme le modèle de la morale bourgeoise, et donc d’un certain libéralisme utilitaire et empirique. « La Raison … n’est rien d’autre que des Comptes », « Sujet libre, libre Arbitre… sont des mots… vides de sens; c’est-à-dire Absurdes », « Être privé de raison, incapable de vérité, sans libre-arbitre – c’est-à-dire incapable de responsabilité ».
Dans ce cadre, le bien être individuel rejoint la volonté de l’État de protection. En effet pour HOBBES, la raison d’être de l’État est le besoin de sécurité éprouvé par l’individu qui se sent menacé par tous ses semblables. La sécurité des individus est donc vue comme la garantie de l’ordre social et politique, c’est-à-dire de sa pérennité.
« La cause finale, la fin, ou l’intention des hommes (qui aiment naturellement la liberté et la domination [exercée] sur les autres), quand ils établissent pour eux mêmes cette restriction dans laquelle nous les voyons vivre dans les Républiques, est la prévision de leur propre préservation, et, par là, d’une vie plus satisfaisante »8. Pour lui, l’homme est d’abord un animal agissant qui déduit sa vie et la vie de la collectivité à partir d’un calcul rationnel qui prend très souvent la forme d’une recherche de profit et d’évaluation où le prix se mesure à « l’estime des autres ». Ainsi concernant l’homme, il est évalué selon « sa valeur ou [sa] fortune… son prix; c’est-à-dire pour autant qu’il serait donné contre l’usage de son pouvoir ».
De ce fait, tel un Janus bifron, ces principes du libéralisme (économique et politique) ont servi tout autant à élargir le champ de la démocratie civile dans le « dedans », c’est-à-dire l’espace interne de la société, qu’à construire dans le « dehors » les éléments de l’impérialisme indirect (informel) de la suprématie britannique au XIXème siècle (ex : En Afrique de l’Ouest). Cette structuration binaire fait de l’universel à la fois une arme par la force économico-militaire (domination directe) et une flamme par la conviction idéologico-politique (domination indirecte).
1 Publiée aux Éditions Universitaires Européennes, 2011.
2 Alain RENAUT, Les philosophies politiques contemporaines, Tome V, Paris, Calmann-Lévy, octobre
1999, p. 243.
3 Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, traduit de l’américain par Georges Fradier,
Paris, Calmann-Lévy, 196, p. 19.
4 Max WEBER, Le Savant et le Politique (1919), préface de R. Aron et traduction par J. Freund, Paris,
Plon, 1959, p. 34.
Marx WEBER, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905), traduction par J. Chavy,
Pairs, Plon, 1964; nouvelle traduction par J.-P. Grossein, Paris, Gallimard, 2003, p. 17-94.
5 Hannah ARENDT, Du mensonge à la violence, Eichmann à Jérusalem, tr. par Martine LEIBOVICI,
Paris, Gallimard, 1963, p. 144.
6 André ENÉGREN, La pensée politique de Hannah Arendt, Paris, PUF, 1984, p. 100.
7 Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, traduit de l’américain par Georges Fradier,
Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 15-16.
8 Thomas HOBBES, Léviathan, Deuxième partie: De la République, Paris, Gallimard, 2000 (1651),
p. 23-100.
pour un liberalisme communautaire effectif en afrique👍